« Elle est nulle »
Voilà, c’est de cette (cruelle) façon qu’on me cueille au sortir de ma sieste, juste avant l’apéro. Mon travail est (honteusement) vilipendé par la profession, incapable de sortir de ses carcans (idéologiques). Selon ses critères (obtus) mon interview est mal écrite, on ne comprend rien et en plus elle est trop longue on avait dit deux feuillets tu me fais 3800 on ne te paye pas pour te tourner les pouces va falloir que tu te réveilles hein pourtant on n’est pas difficile c’est moi qui te le dit si tu bossais pour l’Equipe, ah non, mauvais exemple, disons pour Libé, ah non, alors disons pour Le Monde eh ben ce serait dix fois plus dur.
« Euuh écoute, je te le réécris tout de suite…
– Il est 16 h, je le veux à 17 h, ok ?
– 18 h ?
– Non, tu te débrouilles, si ton papier est une merde, moi, il me faut le temps de réagir, alors 18 h !
Et tu déconnes pas hein sinon tu sais des pigistes… »
Pfff pire que les chefs, ce sont les petits chefs. Ils n’ont que le pouvoir de nuire alors… ils nuisent. Je veux bien admettre que je ne me suis pas défoncé pour cet article j’ai même failli m’endormir devant, mais est-ce que c’est une raison ? Menacer un être humain de lui supprimer son unique source de revenu, est-ce que ça se fait ? D’accord mon interview n’est pas super bien écrite, est-ce que c’est une raison pour me jeter, moi, ma femme et mes gosses, à la rue ? Les patrons ont quand même une responsabilité sociale, non ? Quoi ? Je n’ai pas de gosses ?
Je n’ai su lui donner mon papier qu’à 19 h 15, je me suis pris une avoiné. L’heure de l’apéro est donc passée sans moi, je retrouve quelques potes avinés à la bière au comptoir de notre café habituel et l’ambiance n’est pas à la fête. J’avais oublié le vernissage. Quand je me pointe, je touche la main d’une dizaine de personnes et j’en bise à peu près autant. Le mec qui a accroché ses toiles aux murs est saoul, il déblatère sur la condition d’artiste, pas pour dire on est malheureux, on nous méprise, non non non. Le jeune homme explique qu’au contraire ce sont les autres qui ont des vies de merde, en faits c’est tellement vrai que les trois quart de l’audience (l’autre quart se croit artiste) commence à faire une tronche limite vexée et il y en a un, finalement, qui fini par l’ouvrir : ouais ben faut des gens pour faire le sale boulot et on n’est pas tous des artistes et puis pourquoi le taux de suicide est plus élevé chez les artistes, hein, s’ils sont si heureux pourquoi ils se donnent la mort, t’as réfléchi à ça ?
« Et d’ailleurs qui va se les payer tes toiles, si ce n’est pas un type qui trime comme une bouse toute la journée ? »
Alors l’artiste qui se trouve être à la tête d’une armée d’invendues, belles toiles barbouillées de couleurs sombres, femmes schématiques aux seins ronds, aux mains noires et gluantes, il monte sur ses grands chevaux en insultant tout le monde, bande de serviles grouillots du patronat, ventre mou de l’éducation nationale réfugié dans le soucis de la performance picolatoire… En vrai, il fait mouche…
La bière tourne vinaigre, ce doit être la froidure, je ne sais pas, l’approche des agapes de fin d’année, la perspective déprimante de noël, la concurrence du champagne. Les mines sont blêmes, les mentons mal rasés et les yeux cernés tombent parfois de leurs orbites, comme pour se noyer dans le brouillard d’un verre de mousse. Au-dessus du zinc où se reflète parfois le sourire du vainqueur, unes à unes les nuques ont achevé de se courber. Les éclats de la dispute me parviennent à présent dilués. Le brouhaha du café, les verres que je creuse en silence. Je gère. L’humiliation m’est une compagne salope, comme à tous ceux perdus dans ce trou qui n’en voient pas le fond. Je voudrais bercer un garçon, l’enculer, défaillir et je tais ce désir, encore une fois. J’attends l’heure d’y aller.
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